A travers les films de Francis Ford Coppola (1972) et d'Alexandre Arcady (1982) on s'intéresse aux rôles des personnages joués par Marlon Brando (Vito Corleone) et Roger Hanin (Raymond Bettoun), tous deux chefs de Famille, mais aussi à la tête de leur famille au sens courant du terme.
Cette étude comparative de deux films représentatifs du genre « gangster » se fonde sur les éléments de ressemblance et de dissemblance que l'on peut y trouver. En outre, il faut tenir compte de l'origine des films - américain pour le premier, français pour le second – afin de cerner au mieux les enjeux à l'origine des actions des personnages.
I. Une figure et des valeurs contestées
Le chef de Famille est un ponte du crime organisé, dirigeant ferme et autoritaire d'un grand nombre d'hommes de main comprenant gangsters, policiers corrompus et autres avocats. Il est caractérisé, dans notre corpus, par la volonté, sinon de préserver sa position au sommet, d'acquérir toujours plus de pouvoir et d'argent. Allégorie du capitalisme s'il en est, c'est cette lutte effrénée pour la domination qui causera fatalement la chute du chef; chute qui se produira toujours au paroxysme de son ascension. A travers ce rôle de chef, de patriarche et à travers les différents rites religieux et cérémonies traditionnelles familiales qui rassemblent les personnages en une communauté émigrée unie, nous pouvons voir à quel point le concept de famille est important dans les deux films. Aussi la passation du pouvoir d'une génération à l'autre met-elle particulièrement en valeur la relation qu'entretiennent pères et fils. Ainsi, les personnages principaux dans les deux films sont toujours un père chef d'un empire criminel et son fils. L'intégration du fils non lié aux affaires à celles-ci, à l'empire criminel et donc à la Famille sera l'enjeu principal de The Godfather. Ainsi, les fils ont honte de leur père et ses origines, de la Famille. Au début de du film de Coppola, Michael dit à sa femme, Kay qu'il n'est pas concerné par les affaires de son père, puis qu'il voudrait les rendre légales. Maurice Bettoun aussi a honte de son père trop rustre. C'est ici que le tragique intervient, en effet, Michael plonge dans la violence à cause d'une injustice liée à son ethnie (le policier lui donnant un coup de poing) : qu'il le veuille ou non il est un Corleone, il est lié aux crimes de sa famille. Ainsi, la violence est liée au sang, ils ne peuvent y échapper. La violence provoquée sur sa personne du fait qu'il est un Corleone engendrera celle qu'il provoquera lors de sa vengeance, ce qui l'intégrera à la Famille (il se retrouve ensuite en Sicile, voyage qui est une sorte de parcours initiatique sur les traces de son père pour devenir le futur parrain. Il découvrira alors qui est son père et donc qui il est : son fils.) C'est en acceptant son père en tant que tel qu'il s'intègre à la Famille. Cela est d'ailleurs illustré dans la première séquence de The Godfather, alors que Vito regarde arriver Michael de loin, le père est enfermé dans un sombre bureau, tout de noir vêtu alors que le fils apparaît en pleine lumière, dans une fête ou le mouvement et la couleurs envahissent la totalité du cadre. Plus tard dans le film, devenant parrain à son tour Michael siègera lui même de noir vêtu dans le cabinet sombre de son père.
The Godfather ne nous montre donc pas l'ascension du chef, mais le présente déjà vieillissant, et au sommet d'un grand empire du crime. Il en est de même pour Le Grand Pardon. Roger Hanin avait presque soixante ans au moment du tournage, quant à Brando, âgé de plus de quarante cinq ans, il dut recourir à différents artifices pour paraître encore plus vieux. Dès lors, nous savons qu'une question va se poser, celle de la passation du pouvoir. A la manière d'une monarchie héréditaire, c'est au fils du chef de Famille de lui succéder à la tête de son empire. Fort heureusement, Vito Corleone a trois fils (Santino, Fredo, Michael) là où Raymond Bettoun n'en a qu'un (Maurice). Dans les deux cas, cette transition n'est pas sans poser problème, car bien plus qu'un simple changement de dirigeant, elle est représentative d'une évolution des valeurs, des intérêts de ces nouveaux meneurs, en somme elle fait de Don Corleone et Raymond Bettoun des personnages dépassés par les évènements et à qui la modernité fait cruellement défaut.
Nous pouvons d'ailleurs constater que dans les rapports qu'ils entretiennent avec leurs enfants, cette modernité est régulièrement remise sur le tapis. Maurice Bettoun semble avoir honte de son père, homme imposant physiquement, qui parle fort et qui « ne connait pas les manières » et sent l'huile. Raymond Bettoun, pied-noir est arrivé en métropole sans rien, s'est construit tout seul, si l'on peut dire. C'est un self made man à l'américaine, tout comme Vito Corleone. Ces deux hommes sont toujours liés à leurs racines, juives pied-noir pour l'un, sicilienne pour l'autre.
Et c'est précisément de cela dont veulent s'émanciper les enfants. Ils veulent être intègres au possible, c'est pourquoi Michael Corleone qui possède déjà un prénom américain fait des études, s'engage dans l'armée pour aller sur le front européen lors de la Seconde Guerre Mondiale. Dans Le Grand Pardon, on apprend que Maurice fréquente des « amis de la politique ». Rien ne semble destiner ces personnages à suivre la voie tracée par leur père, tout d'abord parce qu'ils sont nés dans le confort (ce sont leurs pères qui se sont salis les mains pour eux) mais aussi et surtout parce qu'ils semblent désintéressés de la vie criminelle à proprement parler (Maurice sort, fréquente des femmes, bien qu'il soit marié).
Mais par la force des choses, ils vont être amenés à prendre les rênes de l'empire construit par leurs paternels. Ils appartiennent ainsi au monde moderne, à leur terre d'accueil opposé à l'empire de leurs père, imprègné de traditions anciennes et de traces de leur émigration. Ils restent cependant des fils, liés à leurs pères desquels ils suivront immanquablement le parcours.
II. L'absence du chef et le chaos
La tentative d'assassinat de Vito Corleone, et l'arrestation de Raymond Bettoun sont les éléments déclencheurs d'une série d'actes violents, symboles d'une Famille en péril. A partir de ce moment, chaque film prend une tournure différente. La fougue des représailles dont usent la famille et la Famille (ici, on ne les distingue plus) contraste avec la parcimonie dont faisait preuve le chef. La sérénité de ses prises de décision et son charisme ne sont plus de mises; les faiblesses de chacun des fils Corleone sont exposées au grand jour (l'impétuosité de Santino causera sa perte, par exemple) et ce sont quatre personnages – le quatrième étant Tom Hagen, l'avocat de Vito Corleone qu'il considère comme un fils adoptif- qui sont censés cohabiter à la tête de la Famille. Nul doute que ce partage du pouvoir entrainera des dérives intrinsèquement liées aux caractères très différents, voire opposés des différents fils. Dans le film d'Arcady, c'est entre Maurice et Roland qu'a lieu la confrontation. De cela découlera des malentendus qui seront à l'origine d'un début de guerre entre la communauté juive (représentée par les Bettoun) et musulmane de Paris, alors que Raymond Bettoun est en prison. L'absence du chef provoque donc aussi une lutte interne au sein de la famille et de la Famille. C'était donc cette figure emblématique de patriarche qui soudait la communauté qui se disperse en son absence.
Dans Le Grand Pardon, le commissaire Duché libère Bettoun pour que cesse le massacre. Une fois qu'il aura réglé ses affaires, le film se terminera sur son emprisonnement. Chez Coppola, après que Vito Corleone soit hospitalisé, le désordre est aussi général et la confusion totale. Chacun essaye tant bien que mal d'agir pour la Famille mais personne ne se sent en sécurité. C'est bien malgré lui que Michael Corleone, tragique jouet du destin et de la fatalité, sera amené à prendre les armes. Il sera contre toute attente le seul à être assez lucide pour remplacer son père, déjà sur le déclin. La mort, naturelle de Vito sera l'ultime étape de l'accession de Michael au pouvoir. S'en suivra le massacre des opposants qui clôturera le film, monté parallèlement au baptême du neveux de Michael. Pendant la cérémonie, il expiera ses péchés et se lavera les mains des actions qu'il a pu commettre, mais de manière symbolique. On sait que ce n'est que le début du règne de Michael, qui donnera d'ailleurs lieu à deux suites, réalisées également par Coppola, The Godfather part II en 1974 et The Godfather part III en 1990. Cette cérémonie, le baptême du neveux de Michael met en valeur le rôle de parrain que prend l'oncle vis-à-vis du nourrisson, il n'aura plus désormais à se salir les mains directement, il est enfin le chef.
Ainsi, l'absence du chef est le moment clé de la passation du pouvoir, c'est le moment où Michael entre dans les affaires de la Famille, protégeant son père à la manière de tout autre homme de main et devenant l'ennemi de l'ordre ce qui est symbolisé par le moment où voyant une voiture approcher il feinte d'être armé et lors de l'altercation avec le policier qu'il tuera plus tard dans le film. Ici les rôles s'échangent, Michael protège celui qui protégeait le clan Corleone : Vito. Symboliquement c'est donc Michael qui est le gardien de l'unité du clan, qui est le parrain. Cependant de ce rôle quasi-sacré, il n'a pas encore les attributs. Il lui manque encore une arme et un costume: l'apparence. Il est donc intérieurement, par son sang déjà un chef de meute, un parrain.
La passation de pouvoir de Vito à Michael se fera principalement par la reconnaissance du premier par le second. La mise en péril de son père fait prendre conscience à Michael de son statut de fils, de membre de la famille ne pouvant ignorer qui est son père, ne pouvant s'exclure indéfiniment des affaires de la Famille.
Le double meurtre commis par Michael soulèvera une autre question. Lui qui était militaire en début de film, tuant pour défendre sa patrie, l'Amérique (et donc s'intégrer à celle-ci) tue plus tard pour défendre son clan et lui-même. C'est ainsi que le personnage change de camp et plutôt que de s'intégrer au pays, s'intègre a l'empire criminel de son père. Quelque soit le camp auquel il appartient, la violence est présente, l'une glorifiée et absente à la vue du spectateur lui apportant l'honneur, l'autre traitée avec beaucoup plus de détails dans le film sera montrée comme acte horrible.
Le Grand Pardon et The Godfather, malgré des origines et des époques de tournage différentes, se recoupent donc en de nombreux points. Les notions de clan émigré, de hiérarchie familiale et de fatalité sont clairement présentes dans les deux films. Ces deux films mettent également en scène de nombreux conflits, de nombreuses dualités, que ce soit entre deux cultures et des valeurs différentes (à travers le thème de l'émigration), entre deux époques (l'ancien, le monde des pères et le moderne, celui des fils) ou entre des clans rivaux. Ils sont clairement ancrés dans le genre "gangster" duquel ils reprennent de nombreux éléments comme par exemple, la chute et l'ascension d'une grande figure du banditisme, les actes violents commis, les organisation criminelles représentées ainsi que les policiers qui les traquent.
V.M & M.D